Le Chien des Baskerville

   XIII

   FILETS TENDUS

   « Nous touchons au moment critique, me dit Sherlock, tandis que nous marchions silencieusement. Cet homme est joliment fort ! Au lieu de sir Henry, c’est Selden qui tombe victime de ses machinations…. Avez-vous remarqué comment il a supporté ce coup, qui en aurait paralysé bien d’autres. Je vous l’ai dit à Londres, Watson, et je vous le répète ici, nous n’avons jamais eu à combattre d’ennemi plus digne de nous.

   — Je regrette qu’il vous ait vu.

   — Je le regrettais aussi, tout d’abord. Mais il n’y avait pas moyen d’éviter cette rencontre.

   — Pensez-vous que votre présence au château modifie ses plans ? demandai-je.

   — Elle peut le rendre plus prudent ou, au contraire, le pousser à la témérité. Comme la plupart des criminels habiles, il est capable de trop compter sur son habileté et de croire qu’il nous a dupés.

   — Pourquoi ne l’avons-nous pas arrêté ?

   — Mon cher Watson, vous êtes un homme d’action, vous ! Votre tempérament vous porte aux actes d’énergie. Mais supposons, par exemple, que nous l’ayons arrêté tout à l’heure, qu’en serait-il résulté de bon pour nous ? Quelles preuves fournirions-nous contre lui ? C’est en cela qu’il est rusé comme un démon. Si nous tenions un complice qui fût en mesure de déposer devant les juges, passe encore ! J’admets même que nous nous emparions de ce chien…. Il ne constituerait pas une preuve suffisante pour qu’on nouât une corde autour du cou de son maître.

   — Il y a la mort de sir Charles.

   — L’examen de son cadavre n’a révélé aucune trace de blessure. Vous et moi, nous savons qu’une frayeur l’a tué et nous connaissons la cause de cette frayeur. Mais comment faire pénétrer cette certitude dans le cœur de douze jurés imbéciles ? Comment prouver l’intervention du chien ? Où est la marque de ses crocs ? D’ailleurs, un chien ne mord jamais un cadavre, et sir Charles était trépassé, lorsque l’animal l’atteignit. Nous devrions établir tout cela, vous dis-je, et nous sommes loin de pouvoir le faire.

   — Et le drame de cette nuit ?

   — Il ne nous a rien apporté de concluant. Quelle relation directe existe-t-il entre le chien et la mort de Selden ? Avons-nous vu la bête ?

    — Non ; mais nous l’avons entendue.

    — Je vous l’accorde. Prouvez-moi qu’elle poursuivait le convict… Pour quelle raison, cette poursuite ? Moi, je n’en trouve pas…. Non, mon cher Watson, il faut nous résigner à la pensée que nous ne pouvons formuler aucune accusation précise et nous efforcer de recueillir des preuves indiscutables.

   — Comment y arriver ?

   — Par Mme Laura Lyons. Lorsque nous l’aurons renseignée sur le compte de Stapleton, elle nous sera d’un grand secours. J’ai mes plans, moi aussi !… Attendons-nous à de graves événements pour la journée de demain…. Toutefois, avant vingt-quatre heures, j’espère bien avoir définitivement le dessus. »

   Holmes borna là ses confidences. Il continua à marcher, perdu dans ses réflexions, jusqu’à la porte du château de Baskerville.

   « Entrez-vous ? lui demandai-je,

   — Pourquoi pas ? Je n’ai plus de raisons de me cacher…. Encore un mot, Watson. Ne parlez pas du chien à sir Henry…. Qu’il pense de la mort de Selden ce que Stapleton voulait que nous crussions nous-mêmes ! Il n’en sera que plus dispos pour l’épreuve qu’il subira demain. Vous m’avez dit qu’il est invité à dîner à Merripit house ?

   — Je le suis également.

   — Vous vous excuserez…. Sir Henry doit seul accepter l’invitation. Nous inventerons un bon prétexte à votre absence. Et maintenant allons prier le baronnet de nous donner à souper. »

   En raison des derniers événements, sir Henry attendait depuis quelques jours l’arrivée de Sherlock Holmes. Aussi se montra-t-il plus satisfait que surpris de le voir. Toutefois il ouvrit de grands yeux en s’apercevant que mon ami n’avait pas de bagages et ne lui donnait aucune explication sur cette absence de valise. Nous procurâmes à Sherlock tout ce dont il pouvait avoir besoin et, après un dîner servi bien longtemps après l’heure accoutumée, nous apprîmes au baronnet ce qu’il nous importait qu’il connût de mon aventure. Auparavant, j’avais eu la corvée de raconter à Barrymore et à sa femme la mort de Selden. Cette nouvelle causa au valet de chambre un soulagement sans égal ; mais Mme Barrymore porta son tablier à ses yeux et pleura amèrement. Pour tout le monde, le convict était un être violent, moitié brute et moitié démon ; pour elle, il demeurait toujours l’enfant volontaire qui s’attachait à ses jupes, à l’époque où elle était jeune fille.

   « J’ai erré tristement dans la maison depuis le départ matinal de Watson, dit le baronnet. Je mérite des compliments pour la façon dont j’ai tenu ma promesse. Si je ne vous avais pas juré de ne pas sortir seul, j’aurais pu passer une meilleure soirée…. Les Stapleton m’avaient prié d’aller dîner chez eux.

   — Je suis certain que vous auriez passé une meilleure soirée, répondit Holmes sèchement. En tout cas, vous n’avez pas l’air de vous douter que nous avons pleuré votre mort. »

   Sir Henry releva la tête. « Comment cela ? demanda-t-il.

   — Ce pauvre diable de Selden portait des vêtements qui vous avaient appartenu. Je crains fort que votre domestique, de qui il les tenait, n’ait maille à partir avec la police.

   — C’est impossible. Autant qu’il m’en souvienne, ces vêtements n’étaient pas marqués à mon chiffre.

   — Tant mieux pour Barrymore… et pour vous aussi, car, tous, dans cette affaire, vous avez agi contre les prescriptions de la loi. Je me demande même si, en ma qualité de détective consciencieux, mon premier devoir ne serait pas d’arrêter toute la maisonnée…. Les rapports de Watson vous accablent…

   — Faites ! » dit le baronnet en riant. Puis, redevenant sérieux, il ajouta : « Quoi de neuf, à propos de votre affaire ? Avez-vous un peu débrouillé l’écheveau ? Je ne crois pas que, depuis votre arrivée ici, nous ayons fait un pas en avant, Watson et moi.

   — Avant qu’il soit longtemps, j’espère avoir déblayé le terrain et rendu votre situation sensiblement plus claire. Tout cela est très difficile, très compliqué. Il existe encore quelques points sur lesquels la lumière est nécessaire…. Mais elle est en marche, la lumière !

   — Watson vous a certainement appris que nous avions acquis une certitude, reprit le baronnet. Nous avons entendu le chien hurler sur la lande, et je jurerais bien que la légende accréditée dans le pays n’est pas une vaine superstition. Autrefois, quand je vivais en Amérique, dans le Far-West, j’ai eu des chiens et je ne puis me méprendre sur leurs hurlements. Si vous parvenez à museler celui-là, je vous proclamerai partout le plus grand détective des temps modernes.

   — Je crois que je le musellerai et que je l’enchaînerai facilement, à la condition que vous consentiez à m’aider.

   — Je ferai tout ce que vous me commanderez.

   — Parfait…. Je vous demande en outre de m’obéir aveuglément, sans vous enquérir des raisons qui me guident.

   — Je m’y engage.

   — Si vous tenez cette promesse, nous avons les plus grandes chances de résoudre bientôt le problème qui vous intéresse. Je n’ai aucun doute…. »

   Sherlock Holmes s’arrêta soudain pour regarder en l’air, au-dessus de ma tête. La lumière de la lampe tombait d’aplomb sur son visage, qui avait pris une expression si attentive, si immobile, qu’il ressemblait à une tête de statue personnifiant l’étonnement et la réflexion.

   « Qu’y a-t-il ? » criâmes-nous, le baronnet et moi.

   Lorsque les yeux de Sherlock se reportèrent sur nous, je vis qu’il réprimait une violente émotion intérieure.

   « Excusez l’admiration d’un connaisseur, dit-il à sir Henry, en étendant la main vers la série de portraits qui couvraient le mur. Watson me dénie toute compétence en matière d’art, par pure jalousie, parce que nous ne sommes pas de la même école. Vous avez là une fort belle collection de portraits.

   — Je suis heureux de vous les entendre vanter, fit sir Henry, avec surprise. Je ne connais pas grand’chose à tout cela, et je ne puis mieux juger un cheval qu’un tableau. Je ne croyais pas que vous eussiez le temps de vous occuper de ces bagatelles.

   — Je sais apprécier le beau, quand je l’ai sous les yeux. Tenez, ceci est un Kneller…. Je parierais que cette dame en soie bleue, là-bas, ainsi que ce gros gentilhomme en perruque, doivent être des Reynolds. Des portraits de famille, je suppose ?

   — Tous.

   — Savez-vous le nom de ces ancêtres ?

   — Barrymore m’en a rebattu les oreilles, et je crois que je puis réciter ma leçon.

   — Quel est ce gentilhomme avec un télescope ?

   — Il s’appelait le vice-amiral de Baskerville et servit aux Indes sous Rodney. Celui qui a cet habit bleu et ce rouleau de papiers à la main fut sir William Baskerville, président des commissions de la Chambre des communes, sous Pitt.

   — Et ce cavalier, en face de moi,… celui qui porte un habit de velours noir garni de dentelles ?

   — Il mérite qu’on vous le présente, car il est la cause de tous nos malheurs. Il se nomme Hugo, Hugo le maudit, celui pour qui l’enfer a vomi le chien des Baskerville. Nous ne sommes pas près de l’oublier. »

   Intéressé et surpris, j’examinai le portrait.

   « Vraiment ! dit Holmes. Il a l’air d’un homme simple et paisible, mais cependant on devine dans ses yeux une pensée de mal qui sommeille. Je me le figurais plus robuste et d’aspect plus brutal.

   — L’authenticité du portrait n’est pas douteuse ; le nom et la date – 1647 – se trouvent au dos de la toile. »

   Pendant le dîner, Holmes parla peu. Le portrait du vieux libertin exerçait sur lui une sorte de fascination, et ses yeux ne s’en détachèrent pas. Ce ne fut que plus tard, à l’heure où sir Henry se retira dans sa chambre, que mon ami me communiqua ses pensées. Nous redescendîmes dans la salle à manger, et, là, son bougeoir à la main, Holmes attira mon attention sur la vieille peinture que le temps avait recouverte de sa patine.

   « Apercevez-vous quelque chose ? » me demanda Sherlock.

   J’examinai ce visage long et sévère, encadré par un grand chapeau à plumes, une abondante chevelure bouclée et une collerette de dentelles blanches. La physionomie, point bestiale, avait toutefois un air faux et mauvais, avec sa bouche en coup de sabre, ourlée de lèvres minces, et ses yeux insupportablement fixes.

   « Ressemble-t-il à quelqu’un que vous connaissiez ? me demanda Sherlock Holmes.

   — Il a quelque chose des maxillaires de sir Henry, répondis-je.

   — Un phénomène de suggestion, probablement. Attendez un instant ! » Holmes monta sur une chaise et, élevant son bougeoir qu’il tenait de la main gauche, il arrondit son bras sur le portrait, de façon à cacher le large chapeau à plumes et les boucles de cheveux.

   « Grand Dieu ! » m’écriai-je étonné.

   Le visage de Stapleton venait de surgir de la toile.

   « Voyez-vous, maintenant ? fît Holmes. Mes yeux sont exercés à détailler les traits des visages et non pas les accessoires. La première qualité de ceux qui se vouent à la recherche des criminels consiste à savoir percer les déguisements.

   — C’est merveilleux. On dirait le portrait de Stapleton.

   — Oui. Nous nous trouvons en présence d’un cas intéressant d’atavisme — aussi bien au physique qu’au moral. Il suffit d’étudier des portraits de famille pour se convertir à la théorie de la réincarnation. Ce Stapleton est un Baskerville — la chose me paraît hors de doute.

   — Un Baskerville — avec des vues sur la succession, repartis-je.

   — Exactement. L’examen de ce portrait nous a procuré le plus intéressant des chaînons qui nous manquaient…. Nous le tenons, Watson, nous le tenons ! Je jure qu’avant demain soir, il se débattra dans nos filets aussi désespérément que ses propres papillons. Une épingle, un bouchon, une étiquette, et nous l’ajouterons à notre collection de Baker street !… » En s’éloignant du portrait, Holmes fut pris d’un de ces accès de rire peu fréquents chez lui. Je l’ai rarement entendu rire ; mais sa gaieté a toujours été fatale à quelqu’un.

   Le lendemain matin, je me levai de bonne heure. Holmes avait été plus matinal que moi, puisque, de ma fenêtre, je l’aperçus dans la grande allée du parc.

   « Nous aurons aujourd’hui une journée bien remplie », fît-il, en se frottant les mains, à la pensée de l’action prochaine. « Les filets sont tendus et la « traîne » va commencer. Avant la fin du jour, nous saurons si nous avons ramené le gros brochet que nous guettons ou s’il a passé à travers les mailles.

   — Êtes-vous allé déjà sur la lande ?

   — De Grimpen, j’ai envoyé à la prison de Princetown un rapport sur la mort de Selden. Je ne pense pas m’avancer trop, en promettant que personne de vous ne sera inquiété à ce sujet. J’ai écrit aussi à mon fidèle Cartwright. Le pauvre garçon se serait lamenté sur la porte de ma hutte, comme un chien sur le tombeau de son maître, si je n’avais eu la précaution de le rassurer sur mon sort.

   — Et maintenant, qu’allons-nous faire en premier lieu ?

   — Causer avec sir Henry…. Justement, le voici.

   — Bonjour, Holmes, dit le baronnet. Vous ressemblez à un général en chef dressant un plan avec son chef d’état-major.

   — Votre comparaison est exacte…. Watson me demandait les ordres.

   — Je vous en demande aussi pour moi.

   — Très bien. Vous êtes invité à dîner ce soir chez les Stapleton ?

   — Oui ; vous y viendrez également. Ce sont des gens très accueillants…. Ils seront très heureux de vous voir.

   — Je crains que nous ne soyons obligés, Watson et moi, d’aller à Londres aujourd’hui.

   — À Londres ?

   — Oui ; j’ai le pressentiment que, dans les présentes conjonctures, notre présence là-bas est indispensable. »

   La figure du baronnet s’allongea considérablement.

   « J’espérais que vous étiez venus ici pour m’assister. Quand on est seul, le séjour du château et de la lande manque de gaieté.

   — Mon cher ami, répliqua Holmes, vous devez vous fier aveuglément à moi et exécuter fidèlement mes ordres. Vous direz aux Stapleton que nous aurions été très heureux de vous accompagner, mais que des affaires urgentes nous ont rappelés à Londres. Vous ajouterez que nous comptons revenir bientôt dans le Devonshire. Voulez-vous ne pas oublier de faire cette commission à vos amis ?

   — Si vous y tenez.

   — Certainement…. C’est très important. »

   Je vis au front rembruni de sir Henry que notre désertion — il qualifiait ainsi intérieurement notre départ — l’affectait péniblement.

   « Quand désirez-vous partir ? interrogea-t-il, d’un ton sec.

   — Aussitôt après déjeuner…. Nous irons en voiture à Coombe-Tracey…. Afin de vous prouver que son absence sera de courte durée, Watson laissera ici tous ses bagages. » Et, se retournant vers moi, Holmes continua : « Watson, envoyez donc un mot aux Stapleton pour leur dire que vous regrettez de ne pouvoir accepter leur invitation.

   — J’ai bien envie de vous suivre à Londres, fit le baronnet. Pourquoi resterais-je seul ici ?

   — Parce que le devoir vous y retient…. Parce que vous m’avez engagé votre parole d’exécuter tous mes ordres, et que je vous commande de demeurer ici.

   — Très bien alors,… je resterai….

   — Encore une recommandation, reprit Sherlock. Je veux que vous alliez en voiture à Merripit house et qu’ensuite vous renvoyiez votre cocher, en disant aux Stapleton que vous rentrerez à pied au château.

   — À pied…. À travers la lande ?

   — Oui.

   — Mais c’est précisément la chose que vous m’avez le plus expressément défendue !

   — Aujourd’hui vous pouvez faire cette promenade en toute sécurité. Si je n’avais la plus entière confiance dans la solidité de vos nerfs et la fermeté de votre courage, je ne vous y autoriserais pas…. Il est essentiel que les choses se passent ainsi.

   — Je vous obéirai.

   — Si vous tenez à votre existence, ne suivez, sur la lande, d’autre route que celle qui conduit de Merripit house au village de Grimpen…. C’est d’ailleurs votre chemin tout naturel pour retourner au château.

   — Je ferai ce que vous me commandez.

   — À la bonne heure, approuva Holmes. Je partirai le plus tôt possible, après déjeuner, de façon à arriver à Londres dans le courant de l’après-midi.

   Ce programme ne manquait pas de me surprendre, bien que, la nuit précédente, Holmes eût dit à Stapleton que son séjour à Baskerville ne se prolongerait pas au delà du lendemain. Il ne m’était jamais venu à l’idée que Sherlock pût m’emmener avec lui – pas plus que je ne comprenais que nous fussions absents l’un et l’autre, à un moment que mon ami lui-même qualifiait de très critique. Il n’y avait qu’à obéir en silence. Nous prîmes congé de notre pauvre sir Henry et, une couple d’heures plus tard, nous arrivions à la gare de Coombe Tracey. La voiture repartit pour le château et nous passâmes sur le quai où nous attendait un jeune garçon.

   « Avez-vous des ordres à me donner, monsieur ? demanda-t-il à Sherlock Holmes.

   — Oui, Cartwright. Vous prendrez le train pour Londres…. Aussitôt en ville, vous expédierez en mon nom à sir Henry un télégramme pour le prier de m’envoyer à Baker street, sous pli recommandé, le portefeuille que j’ai laissé tomber dans le salon.

   — Oui, monsieur.

   — Allez donc voir maintenant au télégraphe si l’on n’a pas un message pour moi. »

   Cartwright revint avec une dépêche. Holmes me la tendit. Elle était ainsi conçue : « Selon votre désir, j’arrive avec un mandat d’arrêt en blanc. Serai à Grimpen à cinq heures quarante. « Lestrade. »

   « Ceci, me dit Holmes, répond à un de mes télégrammes de ce matin. Ce Lestrade est le plus habile détective de Scotland Yard, et nous pouvons avoir besoin d’aide…. Tâchons, Watson, d’utiliser notre temps. Nous n’en trouverons pas de meilleur emploi qu’en allant rendre visite à votre connaissance, Mme Laura Lyons. »

   Le plan de campagne de Sherlock Holmes commençait à devenir évident. Par le baronnet, il voulait convaincre les Stapleton de notre départ, alors que nous devions reprendre clandestinement le chemin de Grimpen, pour nous trouver là au moment où notre présence serait nécessaire. Le télégramme, expédié de Londres par Cartwright, achèverait de dissiper les soupçons des Stapleton, si sir Henry leur en parlait. Je voyais déjà les filets se resserrer davantage autour du brochet que nous désirions capturer.

   Mme Laura Lyons nous reçut dans son bureau. Sherlock Holmes ouvrit le feu avec une franchise et une précision qui la déconcertèrent un peu.

   « Je suis en train de rechercher, dit-il, les circonstances qui ont accompagné la mort de feu Charles Baskerville. Mon ami le docteur Watson m’a fait part de ce que vous lui aviez raconté et aussi de ce que vous lui aviez caché à ce sujet.

   — Qu’ai-je caché ? demanda Mme Lyons, devenue subitement défiante.

   — Vous avouez avoir prié sir Charles de venir à la porte du parc, à dix heures du soir. Nous savons que le vieux gentilhomme a trouvé la mort à cette heure et à cet endroit. Pourquoi avez-vous passé sous silence la relation qui existe entre ces différents événements ?

   — Il n’existe entre eux aucune relation.

   — Permettez-moi de vous faire remarquer qu’en tout cas, la coïncidence est au moins extraordinaire. J’estime cependant que nous parviendrons à établir cette relation. Je veux agir franchement avec vous, madame Lyons. Un meurtre a été commis, nous en sommes certains, et l’enquête peut impliquer non seulement votre ami M. Stapleton, mais encore sa femme. »

   Laura Lyons quitta brusquement son fauteuil.

   « Sa femme ! s’écria-t-elle.

   — C’est aujourd’hui le secret de Polichinelle. Celle que l’on croyait sa sœur est bien réellement sa femme. »

   Mme Lyons se rassit. Ses mains s’étaient à tel point crispées sur les bras du fauteuil que ses ongles — roses quelques minutes auparavant — avaient blanchi sous la violence de l’étreinte.

   « Sa femme ! répéta-t-elle. Sa femme ! Il était donc marié ? »

   Sherlock Holmes se contenta de hausser les épaules.

   « Prouvez-le-moi !… Prouvez-le-moi, reprit-elle…. Et si vous m’apportez cette-preuve…. » L’éclair qui passa alors dans ses yeux en dit plus long que tous les discours.

   « Je suis venu dans cette intention, continua Holmes, en tirant plusieurs papiers de sa poche. Voici d’abord une photographie du couple prise à York, il y a plusieurs années. Lisez la mention écrite au dos : « M. et Mme Vandeleur…. » Vous le reconnaîtrez sans peine, — et elle aussi, si vous l’avez vue. Voilà trois signalements de M. et Mme Vandeleur, signés par des témoins dignes de foi. Le ménage tenait à cette époque l’école de Saint-Olivier. Lisez ces attestations et voyez si vous pouvez douter de l’identité de ces gens. »

   Mme Lyons prit les documents, les parcourut et tourna ensuite vers nous un visage consterné.

   « Monsieur Holmes, dit-elle, cet homme m’a proposé de m’épouser, si je divorçais d’avec mon mari. Il m’a menti, le lâche, d’une inconcevable façon. Il ne m’a jamais dit un mot de vérité…. Et pourquoi ?… pourquoi ? Je croyais qu’il n’agissait que dans mon seul intérêt. Mais maintenant je me rends compte que je n’étais qu’un instrument entre ses mains…. Pourquoi me montrerais-je généreuse envers celui qui m’a si indignement trompée ? Pourquoi tenterais-je de le soustraire aux conséquences de ses actes déloyaux ? Interrogez-moi ! Demandez-moi ce que vous voulez savoir, je vous répondrai sans ambages…. Je vous jure qu’au moment d’écrire à sir Charles Baskerville, je n’aurais même pas osé rêver qu’il arriverait malheur à ce vieillard que je considérais comme le meilleur de mes amis.

   — Je vous crois absolument, madame, dit Sherlock Holmes. Je comprends que le récit de ces événements vous soit très pénible et peut-être vaudrait-il mieux qu’il vînt de moi…. Reprenez-moi si je commets quelque erreur matérielle…. L’envoi de cette lettre vous fut suggéré par Stapleton ?

   — Il me l’a dictée.

   — Je présume qu’il fit miroiter à vos yeux le secours que sir Charles vous enverrait pour faire face aux dépenses nécessitées par votre instance en divorce.

   — Très exact.

   — Puis, après le départ de votre lettre, il vous dissuada d’aller au rendez-vous ?

   — Il me dit qu’il se sentirait froissé si un autre homme me remettait de l’argent pour une semblable destination. Il ajouta que, quoique pauvre, il dépenserait volontiers jusqu’à son dernier sou pour abattre l’obstacle qui nous séparait.

   — Ah ! il se montrait d’une logique irréfutable, dit Holmes…. Ensuite, vous n’avez plus entendu parler de rien jusqu’au moment où vous avez lu dans les journaux les détails de la mort de sir Charles ?

   — Non.

   — Je suppose qu’il vous fit jurer de ne révéler à personne votre rendez-vous avec le vieux baronnet.

   — En effet. Il prétexta que cette mort était environnée de mystères, et que, si je parlais de ma lettre, on me soupçonnerait certainement. Il m’effraya pour obtenir mon silence.

   — Évidemment. Cependant vous eûtes des doutes ? »

   Mme Lyons hésita et baissa la tête.

   « Je le connaissais, reprit-elle. Toutefois, s’il s’était conduit autrement à mon égard, jamais je ne l’aurais trahi.

   — À mon avis, vous l’avez échappé belle, dit Sherlock Holmes. Vous le teniez en votre pouvoir, il le savait et vous vivez encore ! Pendant plusieurs mois, vous avez côtoyé un précipice…. Maintenant, madame, il ne nous reste plus qu’à prendre congé de vous. Avant peu, vous entendrez parler de nous. »

   Nous allâmes à la gare attendre l’arrivée du train de Londres. Sur le quai, Holmes me dit : « Tout s’éclaircit et, peu à peu, les difficultés s’aplanissent autour de nous. Bientôt, je pourrai raconter d’une façon cohérente le crime le plus singulier et le plus sensationnel de notre époque. Ceux qui se livrent à l’étude de la criminalité se souviendront alors d’événements analogues survenus à Grodno, dans la Petite-Russie, en 1866. Il y a aussi les meurtres d’Anderson commis dans la Caroline du Nord…. Mais cette affaire présente des particularités qui lui sont propres. Ainsi, à cette heure encore, la culpabilité de ce Stapleton n’est pas matériellement établie. Seulement j’espère bien y être arrivé ce soir, avant de me mettre au lit. »

   L’express de Londres pénétrait en gare. Un petit homme, trapu, musclé, sauta d’un wagon de première classe. Nous échangeâmes avec lui une poignée de main et je devinai, à la façon respectueuse dont Lestrade regarda mon compagnon, qu’il avait appris beaucoup de choses depuis le jour où nous avions « travaillé » ensemble pour la première fois. Je me souvenais du profond mépris avec lequel le praticien accueillit alors les raisonnements d’un théoricien tel que Sherlock Holmes.

   « Un cas sérieux ? interrogea Lestrade.

   — Le fait le plus extraordinaire qui se soit produit depuis nombre d’années, répondit Holmes. Nous avons devant nous deux heures avant de songer à nous mettre en route… Dînons ! Puis, mon cher Lestrade, vous chasserez le brouillard de Londres en aspirant à pleins poumons la fraîche brise vespérale de Dartmoor…. Jamais venu dans ces parages ?… Non ?… Eh bien, je ne pense pas que vous oubliiez de longtemps votre première visite. »

Text from wikisource.org