Le Chien des Baskerville

   XIV

   LE CHIEN DES BASKERVILLE

   Un des défauts de Sherlock Holmes — si l’on peut appeler cela un défaut — consistait en sa répugnance à communiquer ses projets à ceux qui devaient l’aider dans leur exécution. Il préférait attendre le dernier moment. J’attribue cette retenue, partie à son caractère impérieux qui le portait à dominer et à surprendre ses amis, et partie aussi à sa méfiance professionnelle, qui le poussait à ne négliger aucune précaution. Le résultat n’en était pas moins fort désagréable pour ceux qui l’assistaient dans ses entreprises. Pour mon compte, j’en ai souvent souffert, mais jamais autant que pendant la longue course en voiture que nous fîmes, ce soir-là, dans l’obscurité. Nous étions sur le point de tenter la suprême épreuve ; nous allions enfin donner notre dernier effort, et Holmes ne nous avait encore rien dit. À peine pouvais-je soupçonner ce qu’il comptait faire. Je frémis par anticipation, lorsque le vent glacial qui nous frappait le visage et les sombres espaces qui s’étendaient de chaque côté de l’étroite route m’apprirent que nous retournions de nouveau sur la lande. Chaque tour de roue, chaque foulée des chevaux nous rapprochaient davantage de notre ultime aventure.

   La présence du conducteur s’opposait à toute espèce de conversation intéressante, et nous ne parlâmes que de choses insignifiantes, alors que nos nerfs vibraient sous le coup de l’émotion et de l’attente. Après cette longue contrainte, je me sentis soulagé à la vue de la maison de Frankland et en reconnaissant que nous nous dirigions vers le château. Au lieu de nous arrêter à l’entrée principale, nous poussâmes jusqu’à la porte de l’avenue. Là, Sherlock Holmes paya le cocher, et lui ordonna de retourner sur-le-champ à Coombe Tracey. Nous nous acheminâmes vers Merripit house.

   « Êtes-vous armé, Lestrade ? » demanda mon ami.

   Le petit détective sourit.

   « Tant que j’aurai un pantalon, dit-il, j’y ferai coudre une poche-revolver, et aussi longtemps que j’aurai une poche-revolver, il se trouvera quelque chose dedans.

   — Bien. Nous sommes également prêts pour toute éventualité, Watson et moi.

   — Vous êtes peu communicatif, monsieur Holmes, reprit Lestrade. Qu’allons-nous faire ?

   — Attendre.

   — Vrai ! l’endroit ne me semble pas folâtre, fit le détective, en frissonnant à l’aspect des pentes sombres de la colline et de l’immense voile de brouillard qui recouvrait la grande fondrière de Grimpen. Je crois apercevoir devant nous les lumières d’une maison.

   — C’est Merripit house, le terme de notre voyage, murmura Holmes. Je vous enjoins de marcher sur la pointe des pieds et de ne parler qu’à voix très basse. »

   Nous suivîmes le sentier qui conduisait à la demeure des Stapleton ; mais, à deux cents mètres d’elle, Holmes fit halte.

   « Cela suffit, dit-il. Ces rochers, à droite, nous serviront d’abri.

   — C’est ici que nous devons attendre ? demanda Lestrade.

   — Oui. Nous allons nous mettre en embuscade ici. Placez-vous dans ce creux, Lestrade. Vous, Watson, vous avez pénétré dans la maison, n’est-ce pas ? Pouvez-vous m’indiquer la situation des pièces ? Qu’y a-t-il derrière ces fenêtres grillées, de ce côté ?

   — Les cuisines probablement.

   — Et plus loin, celles, qui sont si brillamment éclairées ?

   — La salle à manger.

   — Les stores sont levés. Vous connaissez mieux le terrain… Rampez sans bruit et voyez ce qui s’y passe…. Mais au nom du ciel, que Stapleton ne se doute pas qu’on le surveille. »

   Sur la pointe des pieds, je m’avançai dans le sentier et je parvins au petit mur qui entourait le verger. À la faveur de cet abri, je me glissai jusqu’à un endroit d’où je pus apercevoir l’intérieur de la pièce.

   Deux hommes étaient assis en face l’un de l’autre : sir Henry et Stapleton. Je distinguais nettement leur profil. Ils fumaient. Du café et des liqueurs se trouvaient devant eux, sur la table. Stapleton parlait avec animation ; le baronnet semblait pâle et distrait. La longue promenade nocturne qu’il devrait faire sur cette lande maudite assombrissait peut-être ses pensées.

   Un instant, Stapleton se leva et sortit. Sir Henry remplit son verre, s’enfonça dans son fauteuil et souffla vers le plafond la fumée de son cigare. J’entendis le grincement d’une porte et le craquement d’une chaussure sur le gravier. Les pas suivaient l’allée qui borde le mur derrière lequel j’étais accroupi. Je risquai un œil et je vis le naturaliste s’arrêter à la porte d’un pavillon construit dans un coin du verger. Une clef tourna dans la serrure et, comme Stapleton pénétrait dans le réduit, je perçus un bruit singulier, semblable au claquement d’une lanière de fouet. Stapleton ne resta pas enfermé plus d’une minute. La clef tourna de nouveau ; il repassa devant moi et rentra dans la maison. Quand il eut rejoint son hôte, je revins doucement auprès de mes compagnons auxquels je racontai ce dont j’avais été témoin.

   « Vous dites donc, Watson, que la dame n’est pas là ? me demanda Holmes, lorsque j’eus terminé mon rapport.

   — Non.

   — Où peut-elle être, puisque, sauf celles de la cuisine, toutes les autres fenêtres sont plongées dans l’obscurité ?

   — Je l’ignore. »

   J’ai dit qu’au-dessus de la grande fondrière de Grimpen s’étendait un voile de brouillard, épais et blanchâtre. Lentement, comme un mur mobile, bas, mais épais, il se rapprochait de nous. La lune l’éclairait, lui donnant, avec la cime des pics éloignés qui émergeaient de sa surface, l’aspect d’une gigantesque banquise. Holmes se tourna de ce côté et laissa échapper quelques paroles d’impatience, arrachées sans doute par la marche lente — mais continue — du brouillard.

   « Il va nous gagner, Watson, fit-il, en me le désignant d’un geste.

   — Est-ce un contretemps fâcheux ?

   — Très fâcheux…. La seule chose au monde qui pût déranger mes combinaisons…. Sir Henry ne tardera pas à partir maintenant !… Il est déjà dix heures…. Notre succès — et même sa vie à lui — dépendent de sa sortie, avant que le brouillard ait atteint ce sentier. »

   Au-dessus de nos têtes, la nuit était calme et sereine. Les étoiles scintillaient, pareilles à des clous d’or fixés sur la voûte céleste, et la lune baignait tout le paysage d’une lumière douce et incertaine. Devant nous se détachait la masse sombre de la maison dont les toits dentelés, hérissés de cheminées, se profilaient sur un ciel teinté d’argent. De larges traînées lumineuses, partant des fenêtres du rez-de-chaussée, s’allongeaient sur le verger et jusque sur la lande. L’une d’elles s’éteignit subitement. Les domestiques venaient de quitter la cuisine. Il ne resta plus que la lampe de la salle à manger où les deux hommes, le maître de céans aux pensées sanguinaires et le convive inconscient du danger qui le menaçait, continuaient à causer en fumant leur cigare.

   De minute en minute, le voile opaque qui recouvrait la lande se rapprochait davantage de la demeure de Stapleton. Déjà les légers flocons d’ouate, avant-coureurs de la brume, s’enroulaient autour du rayon de lumière projeté par la fenêtre illuminée. Le mur du verger le plus éloigné de nous devenait invisible et les arbres disparaissaient presque derrière un nuage de vapeurs blanches. Bientôt des vagues de brouillard léchèrent les deux angles de la maison et se rejoignirent, la faisant ressembler à un vaisseau-fantôme qui voguerait sur une mer silencieuse. Holmes crispa sa main sur le rocher qui nous cachait et frappa du pied dans un mouvement d’impatience.

   « Si sir Henry n’est pas sorti avant un quart d’heure, dit-il, le sentier sera envahi à son tour. Dans une demi-heure, il nous sera impossible de distinguer notre main au bout de notre bras.

   — Si nous nous retirions jusqu’à l’endroit où le terrain se relève ? insinuai-je.

   — Oui, c’est préférable. »

   À mesure que cette inondation de brouillard nous gagnait, nous fuyions devant elle. Maintenant six cents mètres environ nous séparaient de la maison. Et ce flot inexorable, dont la lune argentait la crête, nous repoussait toujours.

   « Nous reculons trop, dit Holmes. Nous ne devons pas courir la chance que le baronnet soit terrassé avant d’arriver jusqu’à nous. Restons où nous sommes, à tout prix. » Mon ami se baissa et appliqua son oreille contre la terre. « Merci, mon Dieu ! fit-il en se relevant,… il me semble que je l’entends venir ! »

   Un bruit de pas précipités rompit le silence de la lande. Blottis au milieu des pierres, nous regardions avec insistance la muraille floconneuse qui nous barrait la vue de la maison. Les pas devinrent de plus en plus distincts et, du brouillard, sortit, comme d’un rideau, l’homme que nous attendions. Dès qu’il se retrouva dans une atmosphère plus claire, il regarda autour de lui, surpris de la limpidité de la nuit. Rapidement, sir Henry descendit le sentier, passa tout près de l’endroit où nous étions tapis, et commença l’ascension de la colline qui se dressait derrière nous. Tout en marchant, il tournait à chaque instant la tête de côté et d’autre, comme un homme qui se sent mal à l’aise.

   « Attention ! cria Holmes. Gare à vous ! je l’entends ! » En même temps, je perçus le bruit sec d’un pistolet qu’on arme.

   Il s’élevait du sein de cette mer de brume un bruit continu, semblable à un fouaillement. Les nuées ne se trouvaient plus qu’à cinquante mètres de nous et, tous trois, nous ne les perdions pas de vue, incertains de l’horreur qu’elles allaient nous vomir. Mon coude touchait celui d’Holmes, et, à ce moment, je levai la tête vers lui. Il était pâle, mais exultant. Ses yeux étincelaient, à la pâle clarté de la lune. Soudain, ils devinrent fixes et ses lèvres s’entr’ouvrirent d’étonnement. En même temps, Lestrade poussa un cri de terreur et se jeta la face contre terre. Je sautai sur mes pieds. Ma main inerte se noua sur la crosse de mon revolver ; je sentis mon cerveau se paralyser devant l’effrayante apparition qui venait de surgir des profondeurs du brouillard. C’était un chien ! un énorme chien noir, tel que les yeux des mortels n’en avaient jamais contemplé auparavant. Sa gueule soufflait du feu ; ses prunelles luisaient comme des charbons ardents ; autour de ses babines et de ses crocs vacillaient des flammes. Jamais les rêves les plus insensés d’un esprit en délire n’enfantèrent rien de plus sauvage, de plus terrifiant, de plus diabolique, que cette forme noire et cette face féroce qui s’étaient frayé un passage à travers le mur de brouillard.

   Avec des bonds énormes, ce fantastique animal flairait la piste de notre ami, le serrant de près. Cette apparition nous hypnotisait à tel point, qu’elle nous avait déjà dépassés, lorsque nous revînmes à nous. Holmes et moi fîmes feu simultanément. La bête hurla hideusement, ce qui nous prouva qu’au moins l’un de nous l’avait touchée. Cependant elle bondit en avant et continua sa course. Sir Henry s’était retourné. Nous aperçûmes son visage décomposé et ses mains étendues en signe d’horreur devant cet être sans nom qui lui donnait la chasse.

   Au cri de douleur du chien, toutes nos craintes s’évanouirent. Il était mortel, puisque vulnérable, et, si nous l’avions blessé, nous pouvions également le tuer. Je n’ai jamais vu courir un homme avec la rapidité que Sherlock Holmes déploya cette nuit-là. Je suis réputé pour ma vitesse, mais il me devança avec autant de facilité que je dépassai moi-même le petit Lestrade. Tandis que nous volions sur les traces du chien, nous entendîmes plusieurs cris répétés de sir Henry, ainsi que l’aboiement furieux de la bête. Je la vis s’élancer sur sa victime, la précipiter à terre et la saisir à la gorge. Holmes déchargea cinq fois son revolver dans les flancs du monstre. Dans un dernier hurlement d’agonie et après un dernier coup de dents lancé dans le vide, il roula sur le dos. Ses quatre pattes s’agitèrent convulsivement, puis il s’affaissa sur le côté, immobile. Je m’avançai, tremblant encore, et j’appuyai le canon de mon revolver sur cette horrible tête. Inutile de presser la détente, le chien-géant était mort — et bien mort, cette fois !

   Sir Henry s’était évanoui. Nous déchirâmes son col et Holmes murmura une prière d’action de grâces, en ne découvrant aucune trace de blessure. Dans quelques minutes, le baronnet serait revenu à lui. Déjà notre jeune ami ouvrait ses yeux et essayait de se lever. Lestrade lui desserra les dents et lui fît avaler quelques gouttes de cognac.

   « Mon Dieu ! balbutia-t-il en tournant vers nous des yeux que la frayeur troublait encore. Qu’était-ce ? Au nom du ciel, dites-moi ce que c’était !

   — Peu importe, puisqu’il est mort ! dit Holmes. Nous avons tué pour une bonne fois le revenant de la famille Baskerville. »

   L’animal qui gisait à nos pieds avait des proportions qui le rendaient effrayant. Ce n’était ni un limier ni un dogue. Élancé, sauvage, aussi gros qu’une petite lionne, il était mâtiné de ces deux races. Même en ce moment, dans le repos de la mort, une flamme bleuâtre semblait suinter de son énorme gueule et un cercle de feu cernait ses yeux, petits, féroces. Je posai la main sur ce museau lumineux et, quant je retirai mes doigts, ils brillèrent dans les ténèbres.

   — C’est du phosphore ! dis-je.

   — Oui… une très curieuse préparation, répliqua Holmes, en flairant l’animal. Elle ne répand aucune odeur capable de nuire à l’odorat de la bête. Nous vous devons des excuses, sir Henry, pour vous avoir exposé à une semblable frayeur. Je croyais avoir affaire à un chien et non pas à une créature de cette sorte. Et puis le brouillard nous avait laissé peu de temps pour lui faire l’accueil que nous lui réservions.

   — Vous m’avez sauvé la vie.

   — Après l’avoir d’abord mise en péril. Vous sentez-vous assez fort pour vous tenir debout ?

   — Versez-moi encore une gorgée de cognac et je serai prêt à tout…. Là, merci !… Maintenant voulez-vous m’aider à me mettre sur pied…. Qu’allez-vous faire ?

   — Vous n’êtes pas en état de tenter cette nuit de nouvelles aventures. Attendez un moment et l’un de nous retournera avec vous au château. »

   Sir Henry essaya de s’affermir sur ses jambes ; mais il était encore pâle comme un spectre et il tremblait de tous ses membres. Nous le conduisîmes jusqu’à une roche sur laquelle il s’assit, tout frissonnant, la tête enfouie entre ses mains.

   « Il faut que nous vous quittions, dit Holmes. Nous devons achever notre tâche et chaque minute a une importance capitale. Nous tenons notre crime, à cette heure ; il ne nous manque plus que le criminel. »

   Et, tandis que nous nous hâtions dans le petit sentier, mon ami ajouta : « Il y a mille à parier contre un que nous ne trouverons plus Stapleton chez lui. Les coups de revolver lui auront appris qu’il a perdu la partie.

   — Nous étions assez loin de Merripit house, hasardai-je ; le brouillard aura étouffé le bruit des détonations.

   — Il suivait le chien pour l’exciter,…. vous pouvez en être certain…. Non, non,… il est déjà loin !… D’ailleurs nous fouillerons la maison pour nous en assurer. »

   La porte d’entrée était ouverte. Nous nous ruâmes à l’intérieur, courant d’une chambre à l’autre, au grand étonnement d’un vieux domestique que nous rencontrâmes dans le corridor. Seule, la salle à manger était restée éclairée. Holmes prit la lampe et explora jusqu’aux plus petits recoins. Nous ne découvrîmes aucune trace de Stapleton. Cependant, à l’étage supérieur, on avait fermé une porte à clef.

   « Il y a quelqu’un ! s’écria Lestrade. J’ai entendu du bruit…. Ouvrez ! »

   Une plainte étouffée, un gémissement, partit de l’intérieur. Holmes prit son élan et, d’un violent coup de pied appliqué à la hauteur de la serrure, fit voler la porte en éclats. Le revolver au poing, nous nous précipitâmes dans la pièce.

   Nous ne vîmes rien qui ressemblât à l’affreux coquin que nous espérions y surprendre. Au contraire, nous nous arrêtâmes devant un objet si étrange, si inattendu, que nous en demeurâmes saisis pendant un moment.

   Stapleton avait converti cette pièce en un petit musée. Dans des casiers vitrés, fixés au mur, cet être dangereux et complexe avait réuni ses collections de papillons et de phalènes. Au centre, une poutre verticale soutenait l’armature de chêne vermoulu qui supportait les ardoises du toit. De cette poutre, pendait un corps si enveloppé, si emmailloté dans un drap qu’il nous fut impossible de reconnaître sur le moment si c’était celui d’un homme ou d’une femme. Une première serviette enroulée autour du cou du pendu était fortement assujettie à la poutre par un clou. Une seconde enveloppait la partie inférieure du visage, laissant à découvert deux grands yeux noirs — pleins de surprise et de honte — qui nous regardaient avec angoisse. Dans l’espace d’une seconde, nous eûmes tranché le bâillon, desserré les liens, et Mme Stapleton s’affaissait à nos pieds sur le parquet. Au moment où sa jolie tête retombait sur sa poitrine je distinguai sur la blancheur du cou le sillon rouge produit par une mèche de fouet.

   « La brute ! cria Holmes…. Vite, Lestrade, votre bouteille de cognac ! Asseyons-la dans un fauteuil…. Elle s’est évanouie d’épuisement. »

   La jeune femme entr’ouvrit les yeux.

   « Est-il sauvé ? s’écria-t-elle, s’est-il échappé ?…

   — Il ne peut nous échapper, madame, répondit froidement Sherlock Holmes.

   — Non, non,… pas mon mari,… sir Henry ? Est-il sain et sauf ?

   — Oui.

   — Et le chien ?

   — Mort. »

   Mme Stapleton poussa un long soupir de satisfaction.

   « Merci, mon Dieu, merci !… Oh ! le misérable !… Voyez dans quel état il m’a mise ! » Elle releva ses manches et nous montra ses bras couverts d’ecchymoses. « Mais cela n’est rien… rien ! reprit-elle, d’une voix entrecoupée de sanglots. C’est mon esprit et mon âme qu’il a torturés et souillés ! J’aurais tout supporté : les mauvais traitements, la solitude, ma vie brisée, tout, si j’avais pu conserver l’espoir qu’il m’aimait encore ! Aujourd’hui, mes illusions se sont envolées, et je sais que je n’ai été qu’un instrument entre ses mains.

   — Vous n’éprouvez plus pour lui que du ressentiment, n’est-ce pas, madame ? demanda Holmes. Désignez-nous sa retraite. Vous l’avez aidé dans le mal, venez-nous en aide maintenant ; ce sera votre expiation.

   — Il ne peut avoir dirigé ses pas que vers un seul endroit, répondit-elle. Au cœur même de la grande fondrière, il existe, sur un îlot de terre ferme, une ancienne mine d’étain. C’était là qu’il cachait son chien. Là, également, il s’était ménagé un refuge pour le cas où il aurait dû fuir précipitamment. Il y a couru certainement. »

   Holmes prit la lampe et l’approcha de la fenêtre. Le brouillard en obscurcissait les vitres.

   « Voyez, madame, dit-il. Je défie qui que ce soit de retrouver cette nuit son chemin à travers la grande fondrière de Grimpen. »

   Mme Stapleton battit des mains ; ses lèvres se retroussèrent dans un rictus sinistre.

   « Il peut y pénétrer, mais il n’en ressortira jamais ! s’écria-t-elle. Comment, par cette nuit épaisse, verrait-il les balises qui doivent le guider ?… Nous les avons plantées ensemble, lui et moi, pour marquer le seul chemin praticable…. Ah ! s’il m’avait été permis de les arracher aujourd’hui, vous l’auriez à votre merci ! »

   Il était évident que, pour commencer nos recherches, nous étions condamnés à attendre que le brouillard se fût dissipé. Nous confiâmes à Lestrade la garde de la maison et nous reprîmes, Holmes et moi, le chemin du château de Baskerville en compagnie du baronnet. Impossible de taire plus longtemps à sir Henry l’histoire des Stapleton…. Il supporta courageusement le coup que lui porta au cœur la vérité sur la femme qu’il avait aimée. La secousse produite sur ses nerfs par les aventures de cette nuit déterminèrent une fièvre cérébrale. Le docteur Mortimer, accouru à son chevet, déclara qu’il ne faudrait rien moins qu’un long voyage autour du monde, pour rendre à sir Henry la vigueur et la santé qu’il possédait avant de devenir propriétaire de ce néfaste domaine.

   J’arrive rapidement à la conclusion de cette singulière histoire, dans laquelle je me suis efforcé de faire partager au lecteur les angoisses et les vagues soupçons qui, pendant quelques jours, avaient troublé notre existence et qui venaient de se terminer d’une si tragique façon. Le lendemain du drame de Merripit house, le brouillard se dissipa, et Mme Stapleton nous guida vers l’endroit où son mari et elle avaient tracé un chemin à travers la fondrière. Pendant le trajet, nous pûmes mesurer, à l’empressement qu’elle mettait à nous conduire sur les traces du naturaliste, combien cette femme avait souffert. Elle resta sur une sorte de promontoire que la terre ferme jetait dans l’intérieur du marécage. À partir de ce point, de petites balises, plantées ça et là, indiquaient le sentier qui serpentait d’une touffe d’ajoncs à l’autre, au milieu de trous tapissés d’écume verdâtre et de flaques bourbeuses qui barraient la route aux étrangers. Des roseaux desséchés et des plantes aquatiques limoneuses exhalaient des odeurs fades de choses en décomposition ; une vapeur lourde, chargée de miasmes, nous montait au visage. Au moindre faux pas, nous enfoncions jusqu’au-dessus du genou dans cette boue visqueuse, frissonnante, qui ondulait sous la pression de nos pieds jusqu’à plusieurs mètres de distance. Elle se collait à nos talons et, lorsque nous y tombions, on aurait dit qu’une main homicide nous tirait en bas, tellement était tenace l’étreinte qui nous enserrait. Une seule fois, nous acquîmes la preuve que Stapleton nous avait devancés dans le sentier. Dans une touffe de joncs émergeant de la vase, il nous sembla distinguer quelque chose de noir. Du sentier, Holmes sauta sur la touffe et s’enfonça jusqu’à la ceinture. Si nous n’avions pas été là pour le retirer, il n’aurait jamais plus foulé la terre ferme. Il tenait à la main une vieille bottine. À l’intérieur, on lisait cette adresse imprimée : « Meyer, Toronto ».

   « Cela vaut bien un bain de boue, dit Sherlock. C’est la bottine volée à notre ami sir Henry.

   — Stapleton l’aura jetée là dans sa fuite, fis-je.

   — Certainement. Il l’avait conservée à la main, après s’en être servi pour mettre le chien sur la piste. Quand il a vu que tout était perdu, il s’est enfui de Merripit house, ayant toujours cette bottine, et il s’en est débarrassé ici. Cela nous montre qu’il a atteint, sain et sauf, ce point de la fondrière. »

   Ce fut tout ce que nous découvrîmes de lui. D’ailleurs, comment relever des traces de pas dans le marécage où cette surface de fange mobile reprenait son uniformité après le passage d’un homme ? Parvenus sur un terrain plus solide formant une espèce d’île au milieu de la fondrière, nous poursuivîmes nos recherches avec un soin minutieux. Elles furent inutiles. Si la terre ne mentait pas, jamais Stapleton n’avait dû gagner cet endroit, malgré sa lutte désespérée contre le brouillard. Quelque part dans la grande fondrière de Grimpen, cet homme au cœur froid et cruel était enseveli, aspiré par la boue visqueuse.

   Dans cette île surgie du milieu de la vase, nous trouvâmes de nombreuses traces de ses visites, ainsi que du séjour de son féroce allié. Une vieille roue et une brouette à demi remplie de décombres marquaient l’emplacement d’une mine abandonnée. Tout près de là, on retrouvait encore les vestiges des cabanes de mineurs, chassés sans doute par les exhalaisons pestilentielles du marais. Dans l’une de ces cabanes, une niche à laquelle était fixée une chaîne, puis un amas d’os, indiquaient l’endroit où Stapleton attachait son chien. Un crâne auquel adhéraient encore des poils noirs gisait au milieu des débris.

   « Un chien ! fit Holmes, en le retournant du pied. Par Dieu ! c’était un caniche ! Pauvre Mortimer, il ne reverra plus son favori !… Je doute qu’il reste ici des secrets que nous n’ayons pas pénétrés…. Stapleton pouvait cacher son chien, mais il ne pouvait l’empêcher d’aboyer ! De là ces hurlements si terrifiants à entendre, même en plein jour. Enfermer la bête dans un des pavillons de Merripit house exposait le naturaliste aux plus grands risques et ce ne fut que le dernier jour, alors qu’il se croyait au terme de ses efforts, qu’il osa s’y décider…. La pâte contenue dans cette boîte d’étain est sans doute la composition phosphorescente dont il enduisait son chien. Cette idée lui fut sûrement suggérée par l’histoire du chien des Baskerville et par le désir d’effrayer sir Charles jusqu’à le tuer. Est-il étonnant que ce pauvre diable de Selden ait couru, ait crié — ainsi que sir Henry et nous-mêmes — lorsqu’il vit bondir à sa poursuite, dans les ténèbres de la lande, une créature aussi étrange ?… Il faut admirer l’ingéniosité de l’invention. En effet, indépendamment de la possibilité de tuer sa victime, cela présentait l’avantage d’éloigner du monstre tous les paysans qui, le rencontrant sur la lande — cela est arrivé à plusieurs — auraient eu l’intention de l’examiner de trop près. Je l’ai dit à Londres, Watson, et je le répète ici à cette heure, nous n’avons jamais donné la chasse à un homme plus dangereux que celui qui gît là-bas. »

    En prononçant ces dernières paroles, Holmes étendit la main vers le grand espace moucheté de vert qui représentait la fondrière de Grimpen et qui s’étendait au loin jusqu’aux pentes sombres de la lande.

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